Ed Miliband, la contradiction faite homme
PORTRAIT. Dans quelques dizaines d’années, Ed Miliband restera la grande énigme du Labour au 21e siècle. Il assume, à titre personnel, la responsabilité de la défaite dans une élection que le parti travailliste ne devait pas perdre. Ed Miliband en a tiré la conclusion qui s’imposait en démissionnant dès l’annonce des résultats, ouvrant la porte à la course au leadership au sein du Labour. Extrêmement brillant, ce fils d’immigrés juifs, Ed avait pourtant tout pour réussir. Il a même tenté, pendant la campagne, de casser son image de froideur. Et son accession aux 10 Downing Street aurait sûrement contribué à changer la vie pour des millions de Britanniques. Selon toutes probabilités, il aurait exercé le pouvoir bien plus à gauche que ses discours de campagne le laissent à penser. Ce possible alimente encore l’incompréhension quant à un personnage autant surnommé « Miliblair » – comme mini Blair – que « Red Ed », pour « Ed le rouge ».
Carrière universitaire ou carrière politique ?
Edward Samuel « Ed » Miliband est d’abord le produit de son environnement. Né dans une famille intellectuelle, de gauche et militante en 1969, il a quatre ans de moins que son frère David Wright. Lestés de cet héritage culturel, les deux frères vont fréquenter l’université d’Oxford avant de poursuivre des études aux Etats-Unis. Ed est également diplômé de la célèbre London School of Economics. Il restera marqué par cette double filiation entre le monde de la recherche universitaire, comme son père, et engagement politique, comme sa mère qui est encore militante du Labour. En 2002 encore, lors de son année à Harvard (Etats-Unis), il passé plusieurs semaines à s’imaginer un destin : carrière universitaire ou carrière politique ?
Mais, commençons par le père : Ralph Miliband. D’origine juive, la famille de Ralph avait choisi Bruxelles pour s’installer loin de sa Pologne natale. L’invasion de l’Europe par les nazis la pousse vers l’Angleterre. Ralph fera la guerre dans la Royal Navy, la marine de guerre de sa Gracieuse Majesté. En 1948, il est naturalisé britannique. Personnalité reconnue, cet intellectuel marxiste enseigne, notamment, à la prestigieuse London School of Economics. Le cadre est donc posé. La liberté, la justice, la lutte sociale, « ce ne sont pas des choses que j’ai choisies (…). Ce ne sont pas des choses que j’ai apprises dans les livres, pas même dans ceux de mon père. C’est quelque chose avec quoi je suis né », explique Ed Miliband cité par Frédéric Martel.
Mais de préciser : « Je n’ai pas été endoctriné dans le marxisme, pas plus que dans la religion. Mais j’ai compris que l’on pouvait rendre le monde meilleur », dans une de ses rares allusions à ses origines juives. Sur le sujet, Ed ajoute : « Ma relation avec le judaïsme est complexe, mais pour qui ne l’est-elle pas ? ». Il a grandi dans une famille laïque. Sur le conflit israélo-palestinien, il a appelé très clairement à la solution des deux Etats, appelant à faire pression sur Israël en ce sens.
Comme son grand frère, Ed Miliband va rejoindre le parti travailliste alors qu’il est encore un adolescent. Son engagement prend de l’ampleur à l’université, grâce au syndicat étudiant, où il découvre les joies de l’organisation. Pour Ed comme pour David, le militantisme de gauche va de pair avec un certain internationalisme. Ils fréquentent l’association Jews for Justice for Palestinians (Les Juifs pour la justice en faveur des Palestiniens), sont abonnés à l’hebdomadaire de l’ultra-gauche américaine The Nation (Ed y fera même un stage). Evidemment, les Miliband défendent les mineurs en grève contre Margaret Thatcher, condamnent la course à l’armement nucléaire de Reagan et, bien sûr, l’apartheid. « Lors d’une de mes discussions avec Ed, il m’annonce qu’il rentre subitement pour le week-end à Londres… car Nelson Mandela vient dîner à la maison », raconte son ancien coturne de Harvard, Frédéric Martel. Bref, on retrouve le parcours classique de deux jeunes fils de famille bien intégrés et dont le plan de carrière indique déjà la direction de Westminster.
Gordon Brown et le goût des maths
Pour Ed, après une collaboration avec Harriet Harman, MP qui l’a remarqué, l’itinéraire passera par Gordon Brown, le bouillant rival de Tony Blair, ce dernier ayant jeté son dévolu sur David. Le chancelier de l’Echiquier fait d’Ed sa plume et un de ses principaux conseillers. Gordon Brown apprécie notamment le goût des chiffres de son protégé. Grâce à cette relation, Ed obtient une circonscription relativement aisée, Doncaster North, en 2005 puis, l’année suivante, un poste gouvernemental. Il lui faut néanmoins attendre 2008 et la responsabilité de l’Environnement et du Changement climatique pour avoir un poste en vue. Grâce à ses propositions qui plaisent aux écolos et à la gauche du Labour, il obtient le surnom de « Green Ed ».
C’est en héritier de Gordon Brown, malgré tout plus à gauche que Tony Blair, qu’il va se présenter au leadership du Labour en 2010, alors que son frère est déjà candidat. Cet épisode dramatique – la relation entre David et Ed ne s’en est jamais vraiment remise malgré une campagne très respectueuse de part et d’autre – va faire les choux gras de la presse britannique. Elle titre sur Caïn et Abel. Mais c’est bien une bataille politique qui se joue. Face au héraut du New Labour blairiste qu’est David, Ed défend un Labour qui renoue avec ses origines : le travail, la condition des travailleurs, la critique du capitalisme. Il ne s’agit plus seulement de lutter contre la pauvreté mais de s’en prendre aux causes : l’injustice sociale, les inégalités inhérentes à l’organisation de la société britannique. « Red Ed » rejette le sectarisme qu’est devenu, à ses yeux, le centrisme de Tony Blair. La guerre en Irak – qui reste toujours un élément cristallisant dans la politique britannique – a fini de sceller son engagement politique.
Avec 50,6 % des voix, grâce au soutien de 6 des syndicats présents alors au sein de la direction du Labour, Ed bat son frère et devient patron du parti. Dans ce rôle, il a toujours tenu un discours marqué à gauche. Il n’a pas hésité à attaquer la puissance du groupe Murdoch, dont la puissance dans les médias le qualifie comme « faiseur de gouvernement ». « Red Ed » se déclare opposé à une intervention en Syrie et en faveur d’une reconnaissance immédiate de la Palestine. Dans le manifeste du Labour, il écrit : « La Grande-Bretagne ne peut réussir que quand les travailleurs réussissent. Cette idée est au cœur de mes convictions ». Un message qui passe bien dans un pays où les inégalités vont croissantes.
Blairiste de faits
La tension entre la gauche radicale et la gauche modérée reste l’une des interrogations fondamentales du patron du Labour Ed Miliband. Et le rassemblement de la gauche, son obsession. Frédéric Martel raconte encore :
« Au Massachusetts Institute of Technology (MIT), en 2003, Ed participe à un déjeuner avec l’ancien Premier ministre français Lionel Jospin. L’ancien trotskiste reconverti en social-démocrate, lui raconte son expérience de la « gauche plurielle » et comment la révolution, à laquelle il a tant cru, n’est plus possible aujourd’hui. Il faut rester fidèle à l’esprit de la révolution en étant un vrai réformiste, dit en substance Jospin. Ed Miliband comprend que, pour gagner, la gauche doit savoir rassembler jusqu’aux anciens communistes, écologistes et autres syndicalistes. Il retient la leçon. »
Pourtant, lorsqu’il dirige le Labour et notamment la campagne électorale, Ed Miliband ne fera rien pour empêcher l’assaut sur le bastion du Green Party à Brighton. Il ne s’engagera jamais, non plus, sur la modification du mode de scrutin. Encore une contradiction.
Mais la plus importante demeure son discours de campagne. Essayant de replacer le Labour au centre du débat, il devient blairiste de faits. Il porte la responsabilité de l’inflexion du discours travailliste sur l’immigration, en prônant un « contrôle ». Il va également se positionner en retrait sur les questions liées à l’austérité ou à la privatisation de l’enseignement (les fameuses academics). Brillant analyste à froid, Ed Miliband est aussi piètre tacticien qu’il est gauche dans l’expression publique. La stratégie de débordement menée par David Cameron va étouffer Ed, qu’il soit vert, rouge ou rose pâle.
Reste, au final, sa seule contribution au Labour : la modification statutaire. C’est bien Ed Miliband qui va parachever le rêve de Tony Blair et la marginalisation des trade unions dans la désignation du leader du parti. C’est à lui que revient de mener la réforme « one member one vote » (un membre, un vote). Et son mandat à la tête du Labour est émaillé de confrontations avec les syndicats, notamment sur les investitures aux élections. Cela même alors qu’il doit sa victoire face à son frère aux unions. Vous avez dit contradiction ?
Nathanaël Uhl
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