Tout sauf Corbyn : la dernière bataille des blairistes
OPINION. Le cadavre du New Labour bouge encore. Privé de Tony Blair, depuis son passage de témoin forcé à son meilleur ennemi Gordon Brown en 2007, le camp social-libéral britannique achève son agonie dans la campagne pour le leadership du Labour. Alors que les sondages et, désormais, les bookmakers annoncent la victoire du candidat de la gauche travailliste – incarnée par la candidature du socialiste Jeremy Corbyn -, l’aile droite du Labour a déclenché une dernière offensive sur le thème « Tout sauf Corbyn ». Cette attaque ad hominem prend des airs de chant du cygne alors que l’agenda du précédent leader du parti travailliste, Ed Miliband, a déjà sérieusement questionné l’héritage politique de Tony le magnifique.
Déjà, dans son éphémère (2007-2010) direction des affaires du pays, Gordon Brown avait sérieusement remis en cause les dogmes du New Labour. Bien qu’ancien chancelier de l’Echiquier, et à ce titre comptable de la politique économique de Blair, l’Ecossais bougon n’avait pas raté l’occasion d’en revenir à une doctrine travailliste plus conforme aux attentes des militants. La campagne d’adhésion qui a suivi la passation de pouvoir, un brin forcée, entre Blair et Brown ne laissait aucune place au doute. Le thème de la « fin de l’ère Blair » en a été le centre quand son objectif était la « récupération » des membres démissionnaires. Ces derniers ont été invités, sous le slogan « new times at Labour » (des temps nouveaux au Labour) à réintégrer le parti. Selon les informations officielles, le taux de retour se situait à environ 25 %.
La succession de Gordon Brown, après la défaite de 2010, donne lieu à une nouvelle sanction pour le camp blairiste. Son candidat, David Miliband, est battu de peu par Ed Miliband, notamment grâce à l’appui des syndicats, majoritairement critiques envers l’agenda politique New Labour. Petit à petit, tout en ménageant soigneusement sa droite, Ed Miliband a essayé de détricoter le corpus idéologique blairiste. Au point que Progress, le think tank des nostalgiques de l’ancien premier ministre, a dû renoncer, en 2014, à la référence au New Labour dans ses statuts. Aujourd’hui, la candidate blairiste au leadership du Labour, Liz Kendall, est classée bonne dernière en termes d’intention de vote. Quand la troisième candidate en termes de soutien – Yvette Cooper – est nominée par 109 Constituency Labour Party (les organisations de base travaillistes), Kendall n’obtient que 18 nominations…
Les blairistes trustent les places parmi les frontbenchers
Les héritiers de Tony Blair ne sont pas encore marginalisés totalement. Malgré la raréfaction de leurs forces militantes, ils trustent les places parmi les frontbenchers, les travaillistes Membres du parlement qui forment le shadow cabinet et apparaissent le plus dans les médias. C’est aussi leur candidate, Tessa Jowell, qui a le plus de chances d’obtenir l’investiture travailliste pour partir à l’assaut de la mairie de Londres. Mais, dans le reste du pays, l’héritage blairiste est soumis au feu roulant de la critique.
La campagne de terrain menée par Jeremy Corbyn prend des allures d’enterrement de première classe pour le blairisme moribond, en termes idéologiques si ce n’est en termes de représentants. C’est en effet avec un agenda politique diamétralement opposé à celui de Liz Kendall que le représentant de la gauche soulève les foules. Refus de l’austérité, retour en propriété publique de grandes entreprises telles que la poste ou les réseaux ferroviaires, relance keynésienne de l’économie, fin de la présence des missiles Trident en Grande-Bretagne… Jeremy Corbyn assume un ancrage à gauche, un réformisme conséquent qui sonne le glas du renoncement social-libéral. Autant qu’il assume une opposition systématique face aux conservateurs au pouvoir.
C’est sur ce programme que le camp blairiste a concentré tous ses feux. Un à un, les héritiers de l’ancien Premier ministre sont montés au front. La rhétorique est toujours la même : les mesures prônées par Corbyn ne seraient pas crédibles et, pour sympathique que le bonhomme soit, il ne permettra jamais au Labour de gagner les élections. L’efficacité du barrage reste à démontrer : la popularité de Corbyn n’a cessé de monter, tandis que le candidat socialiste alternait meetings monstres et publication des clés de son programme politique. Comme s’il menait déjà la campagne… des élections générales de 2020.
Du coup, le 11 août Alastair Campbell, ancien conseiller en communication de Tony Blair, a publié une tribune dans The Guardian. « Choisissez n’importe qui mais pas Jeremy Corbyn », insiste l’ancien spin doctor. Agitant à nouveau le spectre de la défaite de 1983 (face à Margaret Thatcher, le Labour a été sèchement battu malgré un des programmes les plus à gauche qu’il ait jamais défendu), Campbell explique doctement que la considération dont jouit Corbyn au sein du Labour doit s’arrêter s’il veut être un parti de pouvoir crédible plutôt que juste « un parti de protestation qui marche au pas ; fait campagne ; soutient des grèves ; appelle à la démission de ministres et à verser plus d’argent pour chaque cause qui passe ; crie et braille ».
Renouvellement de la base travailliste
Au vu de l’écho reçu par Alastair Campbell, c’est finalement Tony Blair lui-même qui est sorti de sa réserve. « Que vous m’aimiez ou que vous me détestiez, ne poussez pas le Labour au bord de la falaise », écrit l’ancien premier ministre dans un texte publié le 12 août. « Gouverner peut changer un pays, poursuit-il. Protester ne fait que mettre en mouvement ceux qui s’opposent aux gouvernants. » La crédibilité de Corbyn à gagner le pays est la dernière arme que peuvent manier les nostalgiques du New Labour.
Reste que, pour l’heure, au niveau national, les blairistes accumulent défaite sur défaite. Y compris en interne. Et c’est bien le candidat de gauche qui est en passe de remporter l’élection, fusse-t-elle au poste de leader du Labour. L’enthousiasme déclenché par sa campagne a contribué au fort courant d’adhésions enregistré par le Labour. Et si, dans ses bastions, le parti est encore loin de récupérer ne serait-ce que le quart de ses anciens adhérents, comme ce fut le cas en 2007, c’est bien un profond renouvellement de la base travailliste qui s’opère, notamment grâce à l’afflux de jeunes et au retour des adhérents des syndicats, deux franges de la population qui avaient décroché massivement du Labour version social-libérale. Notamment en raison de la guerre en Irak, pour les jeunes, et des mesures économiques pour les syndicalistes. De là à en conclure que Blair is dead…
Nathanaël Uhl
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Bonus vidéo : Suicidal Tendancies – You Can’t Bring Me Down